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Les conséquences inattendues de couper la Russie de l’accès à Internet

Par Byron Holland
Président et chef de la direction

L’invasion injuste de l’Ukraine par la Russie a entraîné des sanctions internationales et des appels à couper le pays d’Internet. Mais que signifierait couper l’accès de la Russie pour les utilisateurs de ce réseau mondial ?

The unintended consequences of severing Russia from the internet
by Byron Holland

 

Le moins que l’on puisse dire est que la semaine passée a été intense dans le monde de l’Internet. Il est rare que les débats sur la sécurité internationale s’étendent aux débats sur la gouvernance mondiale de l’Internet. Et il est encore moins fréquent que les débats sur la gouvernance d’Internet soient couverts dans l’édition numérique du magazine Rolling Stone.

Le sujet brûlant est, bien sûr, la Russie et ce qui se passe avec son infrastructure Internet. Au cours de la semaine dernière, nous avons assisté à un mélange d’efforts menés par la Russie pour censurer Internet, ainsi que des plateformes mondiales restreignant leurs services à l’intérieur de la Russie. Par exemple, le Kremlin a bloqué l’accès aux principaux sites de médias sociaux comme Facebook et Twitter, tandis que des plateformes comme TikTok ont interdit aux Russes de télécharger des vidéos.

En outre, des rapports suggèrent que la Russie prend les dernières mesures d’un exercice de plusieurs années visant à isoler son écosystème d’information des influences étrangères, avec des documents russes ordonnant aux sites Web appartenant à l’État de déplacer tous les serveurs d’hébergement et DNS vers des services situés sur le territoire national.

Tout cela se produit alors que la Russie se retrouve coupée des systèmes bancaires, maritimes et aériens mondiaux, entre autres. J’appuie les efforts du Canada et de ses alliés pour sanctionner la Russie. Son invasion de l’Ukraine est irresponsable et injuste, et je soutiens le peuple ukrainien.

Mais je crains que les acteurs extérieurs à l’écosystème de gouvernance de l’Internet n’apprécient pas les conséquences inattendues qui pourraient résulter de la coupure de l’accès de la Russie à l’infrastructure Internet mondiale.

La semaine dernière, le gouvernement ukrainien a écrit une lettre à la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ICANN) avec une demande extraordinaire visant essentiellement à séparer les domaines de premier niveau russes de l’Internet mondial.

Jeudi, l’ICANN avait répondu, affirmant qu’elle n’avait tout simplement pas l’autorité de faire ce que l’Ukraine lui demandait. Je sais que cela a été une décision difficile à prendre pour l’ICANN, alors que le monde entier observe la lutte de l’Ukraine pour rester un pays indépendant. Mais, en vérité, c’était leur seul choix, car il n’y avait tout simplement aucune politique et aucun processus en place pour répondre aux demandes de l’Ukraine.

Plus tard, au cours du week-end, Cogent, un important fournisseur américain de réseau fédérateur Internet qui dirige le trafic Internet entre les continents, a rompu proactivement ses relations avec la Russie à la suite de son invasion de l’Ukraine, accélérant ainsi le départ de la Russie de l’infrastructure Internet mondiale et, sans doute, poussant le président russe Vladimir Poutine plus loin dans son chemin isolationniste.

C’est une chose pour la Russie de choisir de s’isoler, mais c’en est une autre pour des acteurs se trouvant à l’extérieur du pays de couper les ponts avec celui-ci. Bien que je soutienne le peuple ukrainien, la volonté de déconnecter la Russie de l’Internet mondial ne pourrait pas arriver à un pire moment pour les citoyens russes. Couper le pays de l’infrastructure de communication mondiale préviendra leur accès à des sources d’information indépendantes du Kremlin et sèmera le chaos sur leur capacité à s’organiser politiquement contre l’invasion.

Par exemple, Cloudflare, qui exploite l’un des plus grands réseaux de diffusion de contenu au monde, rapporte avoir constaté « […] une augmentation spectaculaire des demandes d’accès aux médias du monde entier de la part des réseaux russes, reflétant le désir des citoyens russes ordinaires d’avoir accès à des nouvelles mondiales, et pas seulement aux nouvelles présentées à l’intérieur de la Russie. »

Bien sûr, cela n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les efforts visant à isoler l’Internet russe représentent une menace plus importante pour l’ensemble du système de gouvernance de l’Internet tel que nous le connaissons.

Dans le cadre de mon rôle chez CIRA, j’ai travaillé pendant des années avec la communauté mondiale de gouvernance de l’Internet, en particulier au sein de l’ICANN, pour garantir que notre infrastructure Internet mondiale demeure ouverte, interopérable et résiliente face aux changements massifs des politiques nationales et aux ingérences gouvernementales tels que ceux que nous constatons actuellement en Europe.

Au début des années 2000, la communauté Internet mondiale naissante était de plus en plus frustrée par le fait que la zone racine du système de noms de domaine (DNS), sans aucun doute l’élément d’infrastructure Internet le plus essentiel pour le DNS mondial, restait sous l’influence du gouvernement américain.

De nombreuses responsabilités liées à la gestion de la racine DNS ont été assumées par la fonction IANA (Internet Assigned Numbers Authority), sous la supervision de la National Telecommunications and Information Administration (NTIA) du pays. Le rôle de surveillance de la fonction IANA par le gouvernement américain a frustré beaucoup de gens dans la communauté internationale de l’Internet.

La frustration de la communauté a atteint son paroxysme au début des années 2010. À l’époque, les gouvernements autoritaires faisaient pression pour que les fonctions de l’IANA soient gérées par l’Union internationale des télécommunications (UIT), une agence des Nations Unies (ONU).

L’une des batailles clés a eu lieu à Dubaï en 2012. J’ai eu la chance de faire partie de la délégation canadienne à la Conférence mondiale sur les télécommunications internationales (CMTI), et nous avons réussi, le Canada, les États-Unis et leurs alliés, à empêcher l’ONU (par l’intermédiaire de l’UIT) d’essayer de prendre le contrôle de certaines parties des opérations techniques de l’Internet.

Cela a été un moment décisif dans l’histoire de la gouvernance de l’Internet. Nos efforts pour empêcher les institutions multilatérales telles que l’UIT d’absorber des éléments de l’Internet ont été largement couronnés de succès. Jusqu’alors, il y existait un consensus, du moins en Occident, sur le fait que l’Internet nécessiterait une surveillance moins sensible à la politique et aux caprices des divers membres États-nations.

En bref, ce qui a suivi a été le ralliement de la communauté Internet mondiale derrière une vision multipartite de la gouvernance qui nous a conduit à la transition de la fonction IANA de la NTIA du gouvernement américain vers la communauté de l’ICANN. J’ai eu l’opportunité d’être le premier président du Comité du service à la clientèle après la transition post-IANA, l’organisme qui supervise maintenant les fonctions essentielles de l’IANA.

Durant cette période, j’ai pu constater de près l’une des forces les plus importantes et sous-estimées du modèle multipartite : sa capacité à résister à la pression des changements géopolitiques soudains ou aux changements de politique nationale.

Depuis lors, moi-même et de nombreux autres membres de la communauté avons travaillé dur pour promouvoir un Internet libre et ouvert, tout en essayant de minimiser la politisation excessive et les interventions politiques excessivement lourdes à tous les niveaux de gouvernements et de régulateurs.

Les menaces de la Russie et ses efforts de longue date pour se séparer de l’infrastructure de réseau mondiale représentent une menace énorme pour la nature ouverte et transnationale de l’Internet que plusieurs d’entre nous ont travaillé si dur à protéger. En toute honnêteté, des actions comme celle de Cogent, bien que sans aucun doute bien intentionnées, constituent une atteinte à ces efforts, ainsi qu’au droit des citoyens russes d’accéder à des informations indépendantes et de s’organiser contre cette invasion injuste.

Au cours des prochains jours, les entreprises technologiques, ainsi que les fournisseurs de services Internet et de transit mondiaux, devront sérieusement réfléchir avant d’agir. Même bien intentionnés, des efforts dans ce domaine pourraient isoler le peuple russe des informations sur ce qui se passe réellement en Ukraine et avoir un impact néfaste sur l’écosystème Internet dans son ensemble.

Je comprends que cela est contre-intuitif à un moment où les gouvernements du monde utilisent tous les leviers à leur disposition pour étouffer la Russie hors de l’économie mondiale. Mais les efforts visant à séparer la Russie et son peuple de l’Internet mondial pourraient entraîner l’effondrement en temps réel du modèle mondial multipartite de gouvernance de l’Internet qui a maintenu jusqu’à présent les peuples du monde directement connectés. Un Internet russe isolé entraînerait à long terme des perturbations massives des communications et du commerce mondiaux. Comme nous l’avons vu à Dubaï en 2012, nous ne sommes peut-être pas satisfaits du modèle qui le remplacerait.

Trouver le juste équilibre ici est un acte géopolitique de haute voltige. Le Canada et ses alliés devraient continuer d’utiliser tous les instruments de leur boîte à outils pour appuyer le peuple ukrainien.

Mais si nous voulons maintenir notre vision portant sur « Un monde,un Internet », alors la communauté Internet mondiale n’a d’autre choix que de soutenir la décision de l’ICANN et de dénoncer les efforts déployés en dehors de la Russie pour déconnecter le pays de notre infrastructure Internet mondiale. Les enjeux pour les internautes et l’avenir du réseau sont tout simplement trop importants.

À propos de l’auteur
Byron Holland

Byron Holland (MBA, ICD.D) est président et chef de la direction de CIRA, l’organisme national à but non lucratif mieux connu pour sa gestion du domaine .CA et pour l’élaboration de nouveaux services de cybersécurité, de registre et de DNS.

Byron est un expert de la gouvernance de l’Internet et un entrepreneur aguerri. Sous l’égide de Byron, CIRA est devenue un des principaux ccTLD au monde en gérant plus de 3 millions de domaines. Au cours de la dernière décennie, il a représenté CIRA à l’échelle internationale et occupé de nombreux postes de dirigeant au sein de l’ICANN. Il siège présentement sur le conseil d’administration de TORIX en plus d’être membre du comité des mises en candidature de l’ARIN. Il habite à Ottawa en compagnie de son épouse, de leurs deux fils et de Marley, leur berger australien.

Les opinions partagées sur ce blogue sont celles de Byron sur des enjeux qui touchent l’Internet et ne représentent pas nécessairement celles de l’entreprise.

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